Turntablism


Le turntablism est une pratique musicale distincte, souvent considérée comme une branche purement instrumentale du rap, plutôt qu’un genre musical strict. Il met en scène un renversement du processus de création musical dominant, transformant des outils de diffusion sonore en de véritables instruments d’interprétation et de création musicale originale.

Voici les aspects clés du turntablism :

  • L’Instrumentalisation de la Platine et du Disque:
    • Initialement, la platine vinyle servait à diffuser le son enregistré sur le disque. Cependant, par l’usage qu’en ont fait les DJs, notamment ceux du hip-hop, la platine est devenue un instrument à part entière pour la re-création et la composition musicale.
    • L’auteur suggère deux hypothèses organologiques : soit la platine et le disque sont indissociables (comme le violon et l’archet), soit la platine est l’instrument (ce par quoi la musique prend forme sonore) et le disque est une partition (ce qui permet à la musique d’être jouée, la gravure du son étant une forme d’écriture musicale).
    • Le modèle emblématique est la Technics SL 1200 (notamment la Mark 2 et 3), dont les améliorations (entraînement direct piloté au quartz, pitch réglable, temps de réponse, poids du bras) ont permis de développer son potentiel instrumental, soulignant la nature profondément rythmique du travail du turntablist.
  • L’Équipement de Base et son Rôle:
    • La configuration typique du turntablist comprend deux platines tourne-disques et une table de mixage. Dans un groupe, les turntablists peuvent utiliser un minimum de quatre platines.
    • La table de mixage (mixette) est la pierre angulaire de ce système. Elle agit comme un médiateur entre le matériau sonore (les vinyles), le support de diffusion (les platines) et le produit sonore diffusé. Elle permet l’hybridation et la modulation des textures sonores via la manipulation des potentiomètres et faders, en particulier le crossfader horizontal. Contrairement aux instruments traditionnels, la mixette ne produit pas des notes selon le solfège, mais met en forme des sons et des effets (réverbération, delay, cut).
    • Des accessoires comme le casque (pour la pré-écoute et le calage des disques) et les feutrines (« slip mat ») (pour faciliter la manipulation et la glisse du disque) sont également essentiels et permettent une « customisation » de l’instrument.
  • Les Gestes et Techniques Spécifiques:
    • Le turntablism implique une ré-appropriation des fonctions des machines, que l’on qualifie d’« extension » plutôt que de « détournement », car les DJs ont « bricolé » le matériel pour le transcender et lui conférer le statut d’instrument de création musicale.
    • Les techniques englobent des mouvements imprimés au vinyle (accélération, ralentissement, frottement d’avant en arrière sur le sillon, scratching, backspinning) et des interventions sur la table de mixage (transitions, enchaînements, ruptures temporelles, montage cut, séquencement des sons par l’effet combiné du crossfader et de la main sur le disque).
    • Le scratch, dont l’invention est attribuée à Grand Wizard Theodore suite à un incident technique, est central. Il consiste à produire de nouveaux sons et rythmes en frottant le saphir sur le vinyle et en utilisant le crossfader comme un commutateur qui alterne l’ouverture et la fermeture, créant des « coupes » rythmiques.
    • Le DJ s’engage physiquement dans la dynamique de l’objet technique, utilisant et détournant ses fonctions premières pour y impulser sa propre dynamique corporelle. Les mouvements des mains sont essentiels et peuvent être filmés pour le public lors de performances.
  • Musicalité et Virtuosité dans les « Battles »:
    • Le turntablism se distingue des premières formes de DJing hip-hop par l’absence de MC (chanteur), les turntablists produisant leur musique à partir de la seule manipulation des disques et des platines.
    • Les « battles » de DJing sont des « arènes des habiletés techniques » où les DJs s’affrontent, héritant de l’idée de « combat » inhérente au hip-hop. Leurs performances sont jugées sur l’originalité, la technique et la qualité de leur programmation.
    • Les critères de notation incluent :
      • L’habileté technique : rapidité, précision, aspect novateur et inventivité gestuelle des scratchs sont primordiaux.
      • La musicalité : bien que le scratch puisse sembler produire du bruit pour une oreille non avertie, les « initiés » y entendent une musicalité. Le talent du DJ réside dans sa capacité à créer des scratchs mélodieux, des sons improbables, des « dialogues », ou à recréer des rythmiques.
    • La virtuosité du turntablist est liée à sa maîtrise technique, à son accomplissement et à son inventivité dans les gestes, ainsi qu’à la musicalité de sa prestation. Le turntablist est à la fois un exécutant technique et un « chef d’orchestre des sons ». Il doit constamment réactualiser ses compétences pour maintenir son statut et impressionner son public et ses pairs.
  • La Composition et la Notation:
    • La forme musicale produite est souvent un collage sonore, où la succession des séquences est soumise au montage du mixage (superposition, reprise, enchaînement) et aux techniques dynamiques de manipulation (accélération, ralentissement, scratch).
    • Il existe une méthode de transcription de la musique de platines disques, développée par John Carluccio, Ethan Imboden et Raymond Pirtle Jr., qui s’apparente à une partition de danse. Ce système de notation original prend en compte la vitesse, le sens de rotation du disque et les différentes figures obtenues par manipulation (scratch et ses dérivés, breaks, backspinning, effets). Cette tentative d’écriture du mouvement renforce l’idée que la platine est un instrument de musique à part entière.

En somme, le turntablism est une pratique où la technique et la musicalité s’entremêlent étroitement, repoussant les limites physiques du matériel et offrant un champ d’action vaste à l’imaginaire créatif des DJs.


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